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28 Oct. 2015 / Editorial

Sur des épaules de géants

Pierre Ferru

Le département Internet de la SFMG nous a fait le grand bonheur d’avoir scanné et mis en ligne sur le site la totalité des articles des Documents de Recherches en Médecine Générale publiés depuis 1982 (ils avaient fait suite aux « Cahiers de la SFMG »).

C’est l’occasion bien sûr de rendre hommage aux fondateurs de notre Société savante, née le 6 février 1973, sous l’impulsion des Docteurs Lionel Becour, Jean de Couliboeuf, Serge Ghozi, Jean Goedert, Philippe Jacot, Jacques Pezé et Oscar Rosowsky.

Mais c’est prendre aussi la mesure du chemin parcouru depuis cette époque, pas si lointaine, où la médecine générale prenait conscience de la nécessité pour elle, de réfléchir sur sa position et son rôle au sein d’un monde médical qui, dans un mouvement commencé dès la fin de la première guerre mondiale, se fractionnait en autant de spécialités que d’organes, de tranches d’âges ou de modes de thérapie.

C’est réaliser enfin le véritable travail « de bénédictins » que représentaient ces Documents de Recherches. C’était avant la bureautique moderne et on est ému de lire ces textes maladroitement « tapés à la machine à écrire », ces tableaux tracés à la règle et à la plume sur du papier millimétré.

Mais limiter notre émotion à celle qu’on pourrait avoir devant des images d’Epinal ou des peintures rupestres serait insultant, car nos « anciens » ont fait bien plus que ces bavardages inorganisés autour de la médecine générale qui fleurissaient à l’époque. Ils ont très tôt compris, que la médecine générale n’était pas cette chose empirique dans laquelle il suffisait que les « vrais » scientifiques plongent leur sonde pour en juger du fonctionnement. Que c’était aux médecins généralistes eux-mêmes de se doter de méthodes d’études et d’outils de recherches adaptés aux cas qu’ils observent et à leur pratique. Comme l’exprimait avec humour Jacques Bertrand en 1985 : « Vous pensez que la médecine générale est une pratique qui applique en les simplifiant les modèles hospitaliers, qu'elle n'a nul besoin de recherche et de théorie propre, que tout est bien ainsi ? Vous avez perdu ! Vous pensez au contraire que le métier de généraliste est complexe, qu'il convient d'examiner nos pratiques, d'y découvrir des lois, théories, modèles ou scénarios (à votre gré), que cela peut contribuer à préciser un enseignement, enrichir nos pratiques : vous faites partie des happy few ! ».

C’est qu’en effet ils ont su, nos anciens, appliquer ce que Max Weber exprimait si bien au début du XX° siècle : « Ce n'est que là où l'on applique une méthode nouvelle à des problèmes nouveaux et où l'on découvre ainsi de nouvelles perspectives que naît une science nouvelle », tant il est vrai que tout progrès scientifique nait d’une rupture. Nous voudrions en souligner ici quelques éléments.

La théorie professionnelle de Braun a sans doute été l’élément conceptuel qui a dirigé cette rupture. Chacun connait son ouvrage princeps traduit par la SFMG et publié en 1979 chez Payot. Mais on relira aussi, dans le N° 7 des DRMG, l’opuscule de Braun et Mader, « La médecine générale, son rôle et sa position dans la médecine » où les auteurs développent la nature spécifique des finalités diagnostiques en médecine générale ; la notion de fréquence régulière des cas ; l’évidence que la recherche en théorie professionnelle suppose une révision complète de la manière de penser les problèmes ; que les statistiques sur les innombrables cas pour lesquels un diagnostic certain ne peut être établi, jouent en matière de progrès scientifique le même rôle que les découvertes anatomiques de Vésale ont pu jouer au XVI° siècle pour la découverte des maladies. A la condition toutefois que les « cas » recueillis le soient correctement. Comme l’indiquait Bachelard, « Il suffit d’avoir une fois tenté de soumettre à l’analyse secondaire un matériel recueilli en fonction d’une autre problématique, si neutre soit-elle en apparence, pour savoir que les data les plus riches ne sauraient jamais répondre complètement et adéquatement à des questions pour lesquelles et par lesquelles ils n’ont pas été construits ».

La thèse de Balint sur «le rôle diagnostique et thérapeutique en médecine générale d’un type particulier de relations interpersonnelles qui lient entre eux le médecin généraliste, son patient et leur entourage dans la durée et l’espace social»

L’apport des travaux de la SFMG. A l’occasion de sa première grande étude pluridisciplinaire sur l’Acébutol, la SFMG a compris que l’un des freins à la recherche autonome en médecine générale était la confrontation aux dogmes médicaux dominants de disciplines déjà légitimées au plan scientifique. Le Docteur Rosowsky soulignait dans son rapport que « dans une société hiérarchiquement stratifiée, dans un groupe dominé, la présence d’un observateur vécu comme émanant d’un groupe dominant paralyse l’utilisation du langage dit vernaculaire propre au groupe et donc l’expression libre qui lui est nécessaire pour communiquer. Cette situation, à un niveau profond où joue la soumission à l’autorité scientifique par le biais d’une reprise compulsive du discours médical d’origine hospitalière, brouillait radicalement toute possibilité d’élucider les pratiques propres à la discipline généraliste ».
Ses propos n’avaient rien d’anti déontologique, mais constataient simplement un phénomène sociolinguistique avéré, qui fait qu’aucun praticien n’osera devant un spécialiste de maladies infectieuses dire qu’il a classé un cas en « état fébrile non caractéristique », ni dire non plus que 10% seulement de ses résultats de consultation lui permettent de conclure à un diagnostic scientifiquement démontré.

Dans le domaine de la formation médicale continue on relira ce qu’en disait Bernard Vincent il y a 30 ans : « Les réunions de FMC ou bien reprenaient le programme du 2°cycle des études médicales, ou bien m’apprenaient à quel moment je devais transférer mon malade au spécialiste – en l’occurrence le conférencier ». On pourra suivre au fil de la lecture, le développement et le succès des Groupes de Pairs dont la SFMG a été le promoteur. Le choix aléatoire des cas présentés permet la discussion sur ce que le praticien a effectivement fait. Quant au problème de « soumission à l’autorité », il est réglé par la fermeture du groupe aux non généralistes.

On retiendra enfin que les Documents de Recherches ont été le lieu de publications de grands textes en particulier du Pr.Milliez et du Pr. Gosset. Nous croyons pouvoir conseiller à nos jeunes Confrères (mais aussi aux moins jeunes) la lecture d’une communication de 1976 du Docteur Pierre Benoit, « Inconscient et thérapeutique médicamenteuse ». Tant il est vrai qu’on finirait par oublier ce qui est normal ou pathologique, que les « troubles somatoformes » ont souvent bon dos, et que la mort est la suite logique de la vie. « Je le pansais, Dieu le guérit » disait Ambroise Paré au XVI° siècle. Entre la défunte « part de Dieu » et le positivisme scientifique, où se place dorénavant la « part de l’homme médecin » ? La discussion est loin d’être close.

Qu’il nous soit permis de conclure, en hommage à ceux qui nous ont précédés dans cette longue marche de la médecine générale, par cette métaphore attribuée au XII° siècle à Bernard de Chartres : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants ».




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